datée du 13 décembre 2008, un samedi
Lettre ouverte à une jeune fille de 17 ans :
Judith,
je t'aime !
c'est toi qui trouvais qu'il fallait toujours commencer par le meilleur, contrairement à l'opinion publique qui répète qu'il faut "garder le meilleur pour la fin". toi tu disais qu'on risquait de toute façon, par exemple, de plus avoir faim pour le meilleur après avoir mangé le moins bon. ou moins faim, et on en profiterait moins. tu avais tout compris quand tu disais ça.
parce que le plaisir de la nourriture est celui le plus ouvertement périssable, il dure un temps minime, celui où le produit se disloque entre les molaires le palais et la langue, et dans certains cas il dure un tout petit peu en bouche : c'est pour cela qu'on paie des produits de luxe. et d'ailleurs on fait bien d'acheter des produits de luxe parce que de l'argent non utilisé ne peut jamais servir à produire du plaisir. cela dit il faudrait réfléchir si les produits de luxe apportent plus de plaisir que celui éprouvé par la reconnaissance d'un individu dans le besoin à qui on aurait donné l'argent ? et je pense que purement égoïstement, dans une simple perspective de plaisir, aider quelqu'un et obtenir son respect en retour, ou au moins, sa mauvaise conscience, est bien plus intéressant que de manger du caviar. et plus durable également !
mais enfin le plaisir est toujours périssable. alors il vaut mieux, dans tous les cas, se l'assurer, et le prendre tout de suite : et étant donné qu'il ne dure de toute façon pas, qu'est-ce que l'ordre viendra y changer ? mieux vaut commencer par le meilleur. un arrière-goût amer part en se brossant les dents. d'ailleurs un arrière-goût amer, c'est déjà un goût, et c'est déjà mieux que rien. je parle en connaissance de cause, comme j'ai perdu le goût la semaine dernière.
ton existence est inspirante, tu vois ? et je me mets dans ta tête une seconde, ça doit faire : « elle s'écoute parler elle n'aime qu'elle. cette lettre est censée m'être adressée, draguer mon narcissisme, et au lieu de tout ça elle parle de tout sauf de moi ». sauf si évidemment même en essayant de me mettre à ta place je continue à parler de moi, à penser comme moi. parce que précisément, j'ai essayé de me mettre dans ta tête, vu qu'à chaque fois que tu m'as évoquée depuis qu'on s'est vues dans la vie des physiques, j'ai eu l'impression que mon prénom, "Alice", était comme une fille facile, sympathique et éphémère. alors j'ai retourné ça dans tous les sens puis j'ai trouvé une position un minimum confortable, c'était de penser qu'on était comme des vieilles amies. j'étais vexée comme une vieille amie qui se rend compte qu'on ne la juge plus. pourtant ce que j'aimerais provoquer un peu de déception, de surprise, d'admiration, de jalousie, d'excitation, de dégoût ! puis rien de tout ça. moi aussi quand j'ai vu Judith, j'étais un peu curieuse mais je l'ai trouvée conforme. j'étais prête à la prendre comme ça au présent en oubliant toute sa vie en-dehors de moi et à simplement jouer à l'amitié. drôle de rapport. maintenant je suis même jalouse quand elle met en scène des éléments qui me sont inconnus et qui semblent lui être familiers, je trouve que ça brise grossièrement mes théories de "vieille amie".
6 février 2009, encore un samedi
Chère
Printemps,
Je t'écris depuis le Retour à la vie : bientôt une semaine déjà ! Le cancer du tropique est à une telle latitude que je m'élève naturellement vers l'ouest... L'inconscient m'essouffle à l'oreille... "N'oublie pas, n'oublie pas... n'oublie pas, n'oublie pas...", mais qu'est-ce à dire ?! N'en parlons plus. Où en étais-je ?... Ah, oui, le plaisir ;
Quelle chance que d'oublier ce dont nous avons besoin lorsque nous ne l'avons pas ! désormais, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'on se le dise : il fait soleil.
Mon carnet d'exotisme se remplit dans tous les sens et je ne connais toujours pas la destination finale ; quelle qu'elle soit, le chemin aura été un gain : bénéfice dans les moyens de productions, bénéfice dans la marge. (...)
jeudi 19 février 2009
Judith n'a pas répondu à mes appels. Blaise, à qui elle l'a confirmé — humiliatrice ! —, m'a précisé qu'elle était sous la douche, elle n'a pas entendu, elle n'a pas rappelé. Judith n'a pas répondu à mes appels. Un jour, une rencontre courtoise, comme il faut, un petit mot, un Rendez-vous, une motivation saine, la curiosité, un endroit neutre, une déambulation, des gâteaux d'après-midi, une ébullition. Ensuite ? plus rien. Ça refroidit ! je sombre dans la trivialité, elle reste là, je sais qu'elle est là, dans toute sa vulgarité. Elle pourrait reprendre, mais je pense que sa vraie réponse, si j'insistais un peu trop sur le pourrait, serait un adieu peureux. Judith se dit tellement coupable que je me sentirais presque coupable à l'accabler, à critiquer sa culpabilité. Judith est tellement respectable qu'il y en a beaucoup qui se contentent de la respecter. Je la respecte pour sa vulgarité, parce qu'elle en est tellement plus digne. Qu'y-a-t-il de plus vulgaire qu'une personne qui réfléchit tellement qu'elle n'a plus de place pour la simplicité, donc pour l'amour ? Je le savais, bien sûr, dès le moment où j'ai dû faire une concession, ça n'était pas la bonne heure, ça n'était pas le bon lieu, heureusement, c'était le bon jour, mais ça n'était pas non plus la bonne chose d'aller dans le bon lieu, et ça n'était pas non plus la bonne chose de passer un bon moment. Du moins c'est ce que, simple comme je suis, j'en viens à penser. Judith a longtemps évité. Rodrigue, ce bon gars qui adore jouer les intermédiaires — secrétaire auto-proclamé de mes amitiés —, m'avait raconté que Judith était anxieuse à l'idée d'une rencontre. Ceci justifiant cela, bonne excuse trouvée, Judith, couçi-couça, s'excuse par la timidité. Comme on le sait, la timidité justifie tout, "il est mort par timidité", assèchement des ressources intellectuelles, inondation des réseaux physiques, c'est fatal, on le plaint, c'était écrit là-haut. À moins que ce ne soit de l'ironie et qu'on ne le sache pas vraiment. Toute personne sensée est timide et est censée combattre cela, par amour de soi, par amour d'autrui. Or Judith a montré un enthousiasme dénué de toute timidité lors de notre dernière rencontre qui a marqué mon retour à la vie (enthousiasme partagé, 40/60).
Montrer trop d'enthousiasme, si on ne peut plus en être à la hauteur le jour suivant, est criminel ! Prétexte parfait pour une affectueuse provocation.
Judith m'a tuerrr !
— ce sont là de graves accusations mademoiselle.
— ce n'est pas exactement ce que je voulais dire...
— pourtant c'est bien ce que vous avez déclaré.
— votre mère ne vous a-t-elle donc jamais raconté l'histoire de ce crapaud qui pétait dans la soupe ?
— non ?
— eh bien, c'était un crapaud qui n'était pas si laid que ça, certains le trouvaient même charmant. un jour, trouvant un signe de connivence dans le vert de la soupe, il y plongea ses cuisses gluantes. il trouva qu'il y faisait chaud donc il y resta. mais bientôt il s'ennuya, c'est pourquoi il se mit à péter dans la soupe.
— où voulez-vous en venir ?
— eh bien ce crapaud, il ne se prenait pas au sérieux. sinon il ne serait pas resté dans cette soupe à péter sous le regard de tous.
— oui... intéressant... mais revenons plutôt à vos accusations ?
— justement j'y viens. je pense que l'esprit de sérieux tue ce monde.
20 février 2009, presque un samedi
Judith, j'ai envie de vivre une histoire d'amitié avec toi, mais tu me fais attendre comme ces gamines hésitantes qui torturent les adolescents. Eux s'en remettent ensuite, et elles apprennent à clarifier leurs décisions avec le temps, mais les choses seraient plus simples si s'exprimer ne constituait pas un tel problème. Heureusement la vie est bien faite, parce que l'hésitation aussi comporte sa part de romanesque...
Addendum : la réponse de Judith.